

Au cœur de Marseille, la cocaïne prospère sur la précarité
Sur les trottoirs, sous les porches, dans les parkings, ils sont de plus en plus nombreux, de plus en plus précaires: fumeurs ou "injecteurs" d'une cocaïne omniprésente dans le centre de Marseille, ils errent, dépendants d'associations submergées, entre violence des dealers et ras-le-bol des riverains.
Il est 09h00 en ce mois de juillet, square Belsunce, à deux pas du Vieux-Port et de la Canebière. Les ramasseurs de seringues mandatés par la Ville circulent entre les passants, munis de longues pinces et d'un récipient jaune monté sur chariot.
En deux ans, le budget consacré par la mairie à ce nettoyage a été multiplié par six, à 152.000 euros pour 2025, plus que la totalité des subventions (150.000 euros) versées aux associations de réduction des risques.
Une "aberration" pour Antoine Henry, directeur de l'association ASUD Mars Say Yeah, qui portait, jusqu'à son abandon en janvier 2024, le projet marseillais de Halte soins addictions (HSA), qualifiée de "salle de shoot" par ses détracteurs.
"Tout était ficelé, financé, puis il y a eu une reprise en mains par le ministère de l'Intérieur qui a mis son veto en s'appuyant sur l'opposition de quelques riverains et certains politiques", rappelle le directeur d'ASUD qui, avec d'autres associations dont Médecins du Monde, a déposé un recours en justice contre cette suspension.
Lancées il y a 40 ans en pleine épidémie de sida, ces "salles de consommation à moindre risque" sont aujourd'hui une centaine en Europe, mais seulement deux en France, à Paris et Strasbourg, qui arrivent fin décembre au terme d'une phase d'expérimentation.
Il est midi au centre commercial Bourse, qui jouxte le port antique. Devant le parking souterrain, un homme gît, deux seringues plantées dans le bras droit.
A l'entrée d'une ruelle voisine, un jeune "chouf" (guetteur) veille, à quelques dizaines de mètres de la Canebière, de son commissariat et du poste de police municipale.
- "Spectateurs du désespoir" -
"On estime aujourd'hui à plus de 2.000 les consommateurs de rue en centre-ville, la plupart sans logement ni revenus, souvent contaminés, sans accès aux droits, voire sans papiers", énumère le directeur d'ASUD, dont "la file active d'usagers a doublé en deux ans".
Une hausse qu'il explique par une "précarisation générale" dans la métropole la plus pauvre de France, mais aussi par la multiplication depuis 2023 de petits points de deal en centre-ville. Des "annexes" des réseaux des cités, fonctionnant H24, "au plus près des consommateurs les plus précaires" qui y achètent la cocaïne dix euros la dose.
"On voit de plus en plus de jeunes, de femmes, témoigne Youcef Mahi, gardien d’immeuble à Belsunce. Je ne porte pas de jugement. On est des spectateurs du désespoir..."
Zohra (prénom modifié), 36 ans, vit entre la rue et la prison. Gravement malade, elle grelotte sous sa parka, en plein soleil. Elle affirme qu’on lui "donne" la cocaïne qu'elle s'injecte, mais ne pas fumer "le crack qui rend fou".
Apeurée, Zohra se cache de tous, de la police, des médecins, des dealers qui se font concurrence à coups de fusillades et de rixes entre la porte d'Aix et la gare Saint-Charles.
Régulièrement, lors des maraudes avec son association Nouvelle Aube, Joachim Levy retrouve Zohra et, inlassablement, tente de la convaincre d'accepter un parcours de soins: "Sinon, tu vas mourir là".
Au pied d'un immeuble, un petit groupe comme il y en a des dizaines dans le quartier est assis. L'un "cuisine" son crack, l'autre pile des médicaments. Contrairement à Paris, le crack à Marseille est rarement vendu prêt à consommer, les usagers le préparent eux-même, en chauffant la cocaïne avec de l'ammoniac.
De son sac à dos, "Jo" distribue des seringues emballées, des pipes, des lingettes désinfectantes, et du bicarbonate, "moins nocif" que l'ammoniac.
- "Je tombe dedans" -
A quelques rues, une équipe de Nouvelle Aube discute avec des hommes réfugiés sous l'autoroute A7. "On propose des tests de dépistage rapide --VIH et hépatites-- et on les oriente vers l'hôpital si besoin. Ils n'ont plus aucune stratégie de survie", dit Marie-Lou.
Avec ses baskets pailletées, sa petite jupe et son sac à main, Laurène (prénom modifié) détonne au détour d'un escalier. "Toi, je ne te connais pas", l'interpelle "Jo". Laurène lui raconte le surendettement, un hébergement provisoire avec son enfant "chez un ex". "Avant je fumais, je sniffais un peu, et puis j'ai commencé le crack et je me rends compte que je tombe dedans…"
"Ce repérage précoce est une partie essentielle de mon travail", explique "Jo", qui invite Laurène à l'appeler "n'importe quand".
"Le plus grand problème n'est pas la consommation de drogue, dit-il. C'est la grande précarité, l'isolement, c'est la violence de la rue, la santé mentale, c'est à ça qu'on doit s'adresser en priorité."
Pour lui, "une ou, mieux, plusieurs HSA seraient une excellente solution permettant un travail en réseau entre tous les partenaires".
"Toutes les études scientifiques, en France et à l'étranger, ont démontré l'efficacité des dispositifs de type HSA, tant en termes de réduction des risques, de santé publique que de tranquillité publique", affirme Perrine Roux, directrice de recherches à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), qui a publié en 2021 un rapport d'évaluation des salles de Paris et Strasbourg.
"La science n'a plus de poids, c'est très inquiétant", dit-elle.
"Que les riverains soient réticents, on peut le comprendre: ils se disent +une salle de shoot ? Tous les toxicos de la ville vont débarquer+", explique Alain Chiapello, président du Comité d'intérêt de quartier (CIQ) Centre-Bourse. "Ce qui me scandalise, c'est la démagogie des politiques qui ne peuvent ignorer les rapports scientifiques !", tempête cet ancien psychiatre.
"Le consensus va être compliqué à trouver, surtout à quelques mois des municipales", regrette Karim, représentant du collectif Belsunce, qui réclame depuis des mois une meilleure sécurisation du quartier mais aussi l'ouverture d'une HSA.
Jeudi, le préfet des Bouches-du-Rhône a annoncé une "stratégie renforcée de lutte contre la délinquance et les trafics en centre-ville", avec des renforts de policiers et CRS pour "pilonner les points de deal et saturer l'espace", et 310 nouvelles caméras de surveillance.
En attendant, square Belsunce, la fontaine ne coule plus. "Au moins, s'ils n'ont plus d'eau, les toxicos viendront moins", veut croire une habitante.
B.Johnson--VC